IX
C’est à ce beau rêve qu’Armand venait d’être brusquement arraché.
Sa mère savait tout, sa mère admirable, qu’il aimait de tout son cœur, mais dont il connaissait bien le caractère jaloux, les sentiments despotiques et passionnés. Il eut la prévision que ce serait terrible, qu’il allait souffrir et faire souffrir.
En effet, la lutte s’engagea tout de suite.
Un peu avant l’heure du dîner, Armand, selon son habitude, alla rejoindre sa mère dans son boudoir. Il y entra, pour la première fois, ce jour-là, les yeux baissés, le front lourd, le cœur plein d’angoisse et de confusion. Mais, lorsqu’il vit Mme Bernard assise à sa place ordinaire, devant son canevas de tapisserie, il revécut, dans un éclair d’imagination et de mémoire, toute son heureuse enfance ; et, ne pouvant supporter l’idée qu’il y avait un obstacle, un rempart entre sa mère et lui, et qu’il n’était plus le fils unique et bien aimé d’autrefois, il s’élança vers elle, les bras tendus, les mains tremblantes, avec un regard qui demandait pardon.
Mais elle l’arrêta d’un geste bref, d’un geste de refus, et lui jeta un « non, je t’en prie », qui rappela le jeune homme à la douloureuse réalité et lui glaça le sang dans les veines.
Le domestique ayant annoncé que le dîner était servi, ils passèrent dans la salle à manger et se mirent silencieusement à table.
Ce repas du soir avait toujours été pour eux un bon moment. Ils y parlaient des menus faits du jour, faisaient des projets pour le lendemain, se reposaient en une douce et confiante causerie. Mais, ce jour-là, deux convives invisibles, la colère et la honte, avaient pris place à la table de famille. Le fils et la mère touchèrent à peine aux plats qu’on leur servit, et ne s’adressèrent pas une parole.
Ils revinrent au boudoir, où deux lampes, allumées trop tôt, brillaient faiblement dans le crépuscule triste des longs jours ; et quand le domestique, après avoir servi le café, les eut laissés seuls, Mme Bernard rompit brusquement le silence et dit à son fils, d’une voix amère :
– Tu vas, ce soir, à ta conférence, n’est-ce pas ?
Il avait, en effet, rendez-vous avec Henriette, et, rougissant dans l’ombre, il ne sut que balbutier, dans son trouble :
– Ma mère !...
Alors, Mme Bernard éclata.
– Va, s’écria-t-elle en tremblant d’indignation, va retrouver ta maîtresse ! Désormais, pour cela, tu n’auras plus besoin de mentir. Car tu m’as menti, tu m’as indignement trompée ! Ah ! cela commence bien, tes amours ! Cette fille t’a déjà fait commettre une bassesse. Je frémis en me demandant ce que cette malheureuse fera de toi, et jusqu’où elle pourra te mener. Va la retrouver, mon garçon. Je ne te retiens pas.
Mais elle s’interrompit en entendant son fils qui sanglotait.
– Tu pleures ! dit-elle d’une voix plus douce.
Il se jeta à ses pieds, lui couvrit les mains de baisers et de larmes.
– Pardonne-moi, ma mère chérie, murmura-t-il. Pardonne-moi, maman, de te faire de la peine... Mais, si tu savais !... Je l’aime !...
Ce mot arrêta net, chez Mme Bernard, l’attendrissement qui commençait à la gagner.
– Tu l’aimes ! dit-elle, – et son accent vibrait d’une farouche ironie, – tu aimes ma couturière ! Mais, malheureux enfant, ce n’est pas sérieux. Tu es fou !... J’avais espéré, oui, j’avais eu la niaiserie de croire que tu passerais purement et fièrement ta première jeunesse, jusqu’au jour où je t’aurais marié à quelque belle jeune fille. Cela, c’était mon illusion, je l’avoue, et tu la brises bien cruellement. Pourtant, je n’étais pas déraisonnable. J’étais prête à comprendre, à excuser un entraînement, un coup de passion. Vingt ans sont vingt ans, je le sais bien... Mais toi ! toi ! suivre le premier jupon venu ! Faire attention à cette ouvrière, si commune, à peine jolie ! Vraiment, je t’aurais cru plus dégoûté !... En voilà assez ! Je compromettrais ma dignité de mère et d’honnête femme à parler plus longtemps d’une telle turpitude. Avec ta permission, nous n’ouvrirons plus la bouche sur ce sujet. J’ai même eu tort de m’emporter, de te faire des reproches. Laisse-moi espérer que tu ne tarderas pas à t’en adresser toi-même, et de plus sévères que les miens... Une drôlesse pour qui j’ai eu de la bonté ! Une misérable petite intrigante que j’avais protégée, attirée chez moi, et qui débauche mon fils !... Non ! Armand, ce n’est pas sérieux. Tu ne sais ce que tu dis. Et bientôt, demain peut-être, quand tu auras un peu réfléchi, quand ton détestable caprice aura passé, tu rougiras d’avoir osé me dire que tu aimais cette fille !
Comme elle s’y prenait mal, la pauvre femme ! Comme elle avait tort d’offenser son fils dans son amour ! Déjà, il n’était plus à ses genoux, il ne pleurait plus sur ses mains, avec des cajoleries de petit enfant. Tout frémissant, il s’était relevé, et, respectueux, mais les yeux secs, la voix enrouée :
– Je t’en supplie, ma mère, lui disait-il, ne parle plus ainsi ! Tu ne connais pas la pauvre fille, tu es injuste pour elle !... Et, puisque je ne puis la défendre qu’en t’avouant tout... sache donc... que je suis le premier...
Mais il ne put achever sa phrase. Mme Bernard venait d’éclater d’un rire insultant, épouvantable. Puis, se redressant de toute sa taille, hautaine, impérieuse, le regard noir et méchant :
– Plus un mot là-dessus, ordonna-t-elle, entendez-vous, mon fils ? – Et ce « vous », qu’elle lui disait pour la première fois, frappa le jeune homme comme un coup de couteau. – Plus un mot là-dessus ! Je vois que vous êtes encore plus dupé, plus aveuglé que je ne supposais. Gardez pour vous vos confidences, et laissez-moi. Cette demoiselle vous attend, sans doute, et un gentleman ne doit jamais être en retard.
Et laissant Armand prostré de douleur, Mme Bernard s’enfuit dans sa chambre à coucher.
Elle y resta assez longtemps, dans les ténèbres. Elle sentait monter, gronder, dans son cœur et dans son cerveau, un soulèvement de colère, une tempête de haine contre cette Henriette, contre cette femme de rien qui lui avait pris l’innocence et aussi, croyait-elle, l’amour de son fils. À présent, elle revoyait par le souvenir le joli profil de l’ouvrière, son air de réserve, sa grâce naturelle. Non ! cette petite n’était ni laide, ni vulgaire. Elle pouvait plaire, être aimée. Cette pensée remplissait de rage la mère au cœur exigeant, la veuve autrefois dédaignée par son mari. Elle détestait Henriette comme une ennemie, comme une rivale.
Alors, pendant quelques instants, Mme Bernard des Vignes, la femme pieuse et bien élevée, qui avait vécu dans le monde et brillé jadis à la cour, redevint la sauvage paysanne des maquis de Sartène, la fille du vieil Antonini, et sentit courir dans ses veines le sang corse, le sang brûlé de rancune et prompt à la vendetta. Si, par impossible, elle avait vu paraître à ses yeux, en ce moment, la maîtresse de son fils, elle se serait jetée sur elle comme une bête furieuse, et lui aurait balafré le visage d’une croix au stylet.
Ce désir affreux la réveilla en sursaut, pour ainsi dire. Elle le chassa avec horreur, eut dégoût et pitié d’elle-même. Puis elle pensa tout à coup à son fils avec une soudaine indulgence, une faiblesse toute maternelle. Elle avait été trop sévère. Il faut que jeunesse se passe. Son Armand était bon, l’aimait, malgré tout. Quand même il aurait un petit sentiment pour cette Henriette, cela ne pouvait durer. D’ailleurs, jamais elle n’admettrait qu’Armand eût été le premier amant de cette fille. Une ouvrière en journées, allant où elle veut, sortant quand elle veut ! À Paris ! Allons donc ! Son fils se lasserait vite d’une pareille liaison. Les goûts, les habitudes de cette faubourienne le choqueraient tôt ou tard.
Qui sait ? C’est peut-être déjà fait. Et puis, n’est-il pas capable de sacrifier ce caprice au repos de sa mère ? Mais oui, cent fois oui ! Peut-être y songe-t-il déjà ? Peut-être, tandis qu’elle se désole, est-il encore là, à deux pas d’elle, dévoré de regrets, le pauvre enfant ! et prêt à promettre, à jurer que c’est bien fini ?
Grisée de cette subite espérance, elle retourne, elle court à son boudoir. Armand n’y est plus. Et comme le domestique arrive, apportant les journaux du soir :
– Monsieur Armand est donc sorti ? demande-t-elle, espérant qu’on lui dira non, qu’il est encore à la maison, qu’il vient de rentrer dans sa chambre.
– Oui, madame, lui répond la voix froide du laquais. Monsieur Armand est sorti, il y a un quart d’heure.
Profondément découragée, Mme Bernard se laisse tomber alors sur sa chaise longue et s’abandonne au fil de sa tristesse. Il lui semble – et c’est une sensation presque physiquement douloureuse – que quelque chose s’est écroulé et brisé dans son cœur. Sur le panneau, devant elle, elle regarde machinalement son propre portrait en grande toilette de bal, que, pendant sa courte lune de miel, son mari a fait peindre autrefois par Dubufe. Et, dans le tableau baigné d’ombre, elle voit se dresser le spectre de sa jeunesse et de sa beauté. Pourquoi donc lui passe-t-il par la tête, le prélude de cette valse de Strauss, qu’on jouait le jour où son père l’a présentée au bal des Tuileries ?...
Allons ! du courage ! Il faut secouer cet accablement, penser à autre chose. Elle fait sauter la bande d’un journal, le déplie, mais, sur la première page, un nom lui saute aux yeux, un nom qui la fait tressaillir.
Le colonel de Voris, qui est actuellement au Tonkin, où il commande une des colonnes du corps expéditionnaire, vient d’être nommé général, à la suite d’une série de brillants faits d’armes contre les Pavillons-Noirs.
M. de Voris ! Comme elle a été dure pour ce noble soldat, pour ce parfait gentilhomme ! Elle se rappelle sa longue fidélité, sa respectueuse attente. C’est le seul homme qui se soit autant approché de son cœur. Et pourtant, à cause d’Armand, elle l’a repoussé, exilé loin d’elle. Qu’est-il allé chercher sous ce climat meurtrier, dans cette guerre obscure et sans gloire ? L’oubli, peut-être la mort. Un de ces jours, – oh ! c’est affreux ! – elle apprendra que ce héros qui l’a tant aimée est mort là-bas dans les fétides marécages, lentement consumé par la fièvre, ou bien qu’il a été hideusement torturé et mutilé par les hommes jaunes. Et ce sera sa faute, à elle ! Car c’est elle qui a désespéré M. de Voris, pour se dévouer toute à ce fils ingrat qui l’abandonne aujourd’hui.
Ah ! cruel enfant !
Elle touche le fond de la mélancolie. Elle a laissé tomber le journal sur le tapis. Devant elle, dans la demi-obscurité qui le transfigure, le grand portrait la regarde avec des yeux tristes et sévères, semble pleurer sur elle et lui reprocher d’avoir ainsi perdu, gâché sa vie. Au dehors, la grande ville, qui ne s’endort jamais, pousse son éternel murmure. Et Mme Bernard revient encore à son idée fixe. À cette heure, quelque part dans ce grand Paris, son fils est dans les bras d’une maîtresse, d’une femme qu’il aime mieux qu’elle. Et, se cachant tout à coup le visage dans ses mains, la pauvre mère pleure à chaudes larmes.
Hélas ! hélas ! C’est la loi de nature. Le petit oiseau a pris des forces, ses plumes ont poussé, ses ailes frémissent. Impatient de liberté, il se penche au bord du nid, et, malgré les petits cris de sa mère éperdue, il s’envole, il s’est envolé !